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La Violence Motorisée Est Banale

Je suis les informations sur les morts invisibles du quotidien dont on ne parle pas, à part dans les rubrique “fait divers” régionales, car devenues banales, normales, invisibles. Et je regarde attentivement les reportages des JT de France 2 et TF1 pour le projet sur le climat dans les médias ClimatMedias.

Il y a le compte sur les accidents du travail, sur les accidents de chasse, et celui des accidents causés par l’omniprésence des voitures dans nos vies, tuant trop souvent des enfants dans un silence troublant.

Deux enfants, deux couvertures médiatiques

Ce samedi 5 fĂ©vrier, un automobiliste a tuĂ© un enfant de 8 ans sur un passage piĂ©ton près d’un lac oĂą il passait son samedi en famille. Cela a Ă©tĂ© couvert par Midi Libre et L’indĂ©pendant. Un coup au ventre quand j’ai lu la nouvelle.

Ce même samedi, un enfant de 5 ans meurt dans un puit au Maroc, son terrible sort fera pendant 3 jours le début des JT de TF1 et France 2. Le pape, le roi du Maroc, et le PSG iront de leur commentaire de soutien.

En voiture, nous devenons intouchables ?

Les raisons d’un accident ne causent pas le même émoi alors que le résultat est le même. Y’a t’il des morts plus acceptables que d’autres. Si l’on parle de l’un, on doit moralement parler de l’autre. Et l’excuse n’est pas que l’actualité était trop chargée, le reportage sur la famille royale britannique “Famille royale britannique : en nommant Camilla reine consort, Elisabeth II met fin à une controverse de plus de vingt ans” aurait du être remplacé. Pourquoi cette invisibilisation du problème ?

Individualisation du problème

Après 40 ans de victim blaming et d’individualisation du problème grâce Ă  la SecuritĂ© Routière, notre cerveau est complètement cramĂ©, en tant que cycliste, nous arrivons mĂŞme Ă  penser qu’un casque suffit Ă  nous protĂ©ger des autres vĂ©hicules de 1.5 tonne ou que de la peinture est suffisante comme infrastructure. En tant que piĂ©ton nous n’avons pas d’autres alternatives que de nous soumettre au plus puissant sans savoir que la loi et le bon sens sont avec nous.

Pourtant des solutions devraient exister car depuis 2015 “la suppression des places de stationnement Ă  moins de 5 m d’un passage piĂ©ton” pour donner une meilleure visibilitĂ© aux piĂ©tons, et depuis 1997 avec la loi LAURE, qui “demande la prise en compte d’itinĂ©raires et amĂ©nagements cyclables Ă  l’occasion de crĂ©ation ou de rĂ©novations de voies urbaines.”. Ces solutions auraient pu rĂ©duire le dĂ©ficit extĂ©rieur de la France, dont le pĂ©trole est en grande partie responsable, et son empreinte carbone : doubler chaque route dĂ©partementale d’une piste cyclable sĂ©parĂ©e et continue. Mais les dĂ©cideurs prĂ©fèrent ĂŞtre hors la loi et laisser ces meurtres se cacher dans les rubriques “faits divers” et jouer sur l’amnĂ©sie oĂą une nouvelle chasse l’autre.

On pourrait condamner cet article sur le fait de critiquer seulement la voiture et pas les trottinettes ou les vĂ©los qui gĂŞnent aussi les piĂ©tons sur les trottoirs, mais lorsque 98% des accidents sur un passage piĂ©ton sont causĂ©s par un vĂ©hicule motorisĂ©, c’est bien qu’il y a un problème systĂ©mique liĂ© Ă  la voiture Ă  corriger pour sauver des vies.

A croire que ces accidents sont inévitables, de la même manière que certains peuples sacrifiaient les leurs en pensant apaiser leur dieu.

Une bande dessinée où on compare le sacrifice d'enfants des Astecs, avec les morts d'enfants sur la route

'Si les motorisées avaient à réduire leur vitesse, cela diminurait les ventes de voitures, et impacterait le PIB et nos emplois !'

Et construire des infrastructures cyclables séparées du traffic automobile marche, les Pays Bas sont le pays qui a le moins de cyclistes tués par milliards de kilomètres parcourus et où le casque n’est pas obligatoire. Ce serait seulement une question de volonté, et une peur que l’industrie automobile perde quelque part de marché au prix du vélo et de la marche, et avec cela une amélioration de la santé.

La rhétorique des articles de presse

Quand la presse en parle, c’est souvent avec un point de vue pour dĂ©culpabiliser la personne dont on se sent le plus proche, et c’est souvent celui ou celle qui tient le volant. Et potentiellement de ne pas abimer l’image de l’industrie qui paye les mĂ©dias avec la publcitĂ© car “l’automobile reste un des piliers de la publicitĂ© en France”

Nous allons voir 3 techniques rhĂ©toriques utilisĂ©es pour jouer sur nos Ă©motions avec l’aide de ClĂ©ment Viktorovish et de son livre “Le pouvoir rhĂ©torique”. Ces techniques permettent de rĂ©partir la responsabilitĂ© ailleurs que sur l’automobile et son conducteur Ă  travers plusieurs moyens, comme l’utilisation du pronom indĂ©fini “on” ou l’utilisation de la voix passive.

La voix passive

Cette dernière est particulièrement utilisĂ©e dans les articles de presse pour les violences motorisĂ©es mais aussi pour les violences faites aux femmes. Cela consiste Ă  relayer l’auteur de l’action dans l’ombre, et le laisser “libre de s’Ă©clipser", un exemple tirĂ© du Midi Libre :

Ici, en lisant rapidement, nous allons surtout retenir qu’un enfant de huit ans a Ă©tĂ© fauchĂ©. Et beaucoup moins qu’“une voiture” serait la cause. En utilisant la voix active, la responsabilitĂ© de l’auteur est accentuĂ©e et cela change ce que nous ressentons en lisant l’article.

  • “Une voiture fauche un enfant de huit ans, le soleil aurait Ă©bloui la conductrice”

ClĂ©ment Viktorovitch prĂ©cise “Tout cela n’a rien d’anecdotique. Au contraire, ces remarques sont des consĂ©quences fondamentales du point de vue de l’argumentation. En rhĂ©torique, la voix active place la responsabilitĂ© de l’agent en pleine lumière. La voix passive, au contraire permet de la rejeter dans l’ombre.”

La proximité

Un autre exemple de technique rhétorique pour mobiliser les émotions, ou non, est de mettre de la proximité dans notre texte, car “nous avons tendance à être plus facilement émus par ce que nous percevons comme proche de nous”. La proximité peut être géographique, mais aussi personnelle. Plus nous arrivons à visualiser la personne, plus cela nous touchera.

Dans cet exemple, “Un piéton violemment percuté par une voiture à Grasse” - Nice Matin, ou dans “Un cycliste renversé par une voiture à Bonson” - Le Progrès un piéton et un cycliste sont des termes généraux qui produiront beaucoup moins d’émotion qu’”une institutrice de 44 ans violemment percuté par une voiture à Grasse” ou “Un père de famille de 33 ans renversé par une voiture à Bonson”

Avec un dĂ©tail spĂ©cifique profession, son statut familial ou son âge, “tout le monde se dira qu’il pourrait s’agir du professeur de son enfance”, ou alors imaginer un ami, ou un frère. Cela pour effet de “modifier radicalement notre perception. Et produire d’avantage d’Ă©motions”.

On peut aussi préciser une situation commune à tous, aller à la boulangerie, elle parvient à nous plus toucher.

un instituteur de 44 ans violemment percuté en sortant de la boulangerie par une voiture à Grasse”

La matérialité

Clément Viktorovitch explique également “nous avons tendance à être plus facilement émus par ce qui nous semble avéré et précis, plutôt que par ce qui nous paraît douteux et vague”. Utiliser du conditionnel permet de nous rendre la situation flou et nous donner du mal à imaginer la reponsabilité de la conductrice.

L’agentivité

Dans nos 2 exemples tirés de journaux, un élément crucial n’a pas été mentionné, et en effet il est judicieusement caché avec la voix passive. Je parle d’”une voiture”. C’est en référence à cela que le compte twitter, “Une Voiture” recensant les accidents s’est appelé.

C’est la technique de l’agentivité, Clément Viktorovish nous dit “nous éprouverons davantage de ressentiment, ou de gratitude, s’il existe quelqu’un à blâmer pour un drame, ou à remercier pour un bienfait. A l’inverse, plus une situation nous paraît inexorable, et plus nous l’accueillerons avec fatalité et résignation.”

Dans notre exemple prĂ©cĂ©dent - “Un piĂ©ton violemment percutĂ© par une voiture Ă  Grasse” - en lisant “percutĂ© par une voiture”, on ressent naturellement de la tristesse, mais tout porte Ă  croire que la voiture Ă©tait sans personne responsable Ă  bord, voire autonome, et que surtout le drame Ă©tait inĂ©vitable.

En remplaçant “une voiture” par un humain, et potentiellement une faute habituelle comme regarder son téléphone, fumer au volant, ou était en excès de vitesse, notre colère est démultipliée et n’a rien à voir avec notre première lecture d’”une voiture”.

Cette technique pour déresponsabiliser la conduite est massivement utilisée dans la presse :

Clément Viktorovitch conclut “des événements intenses, proches de notre quotidien, précis et certains, qui impliquent des responsables, mettent en jeu des personnes vulnérables, évoquent des souvenirs mémorables, voilà le portrait-robot d’une situation émouvante.” A l’opposé des titres habituels de la presse.

Une déresponsabilisation qui marche

On pourrait se demander pourquoi critiquer ces titres “neutres”. Simplement car la presse est à la base de nos démocraties, et que cela influt sur nos opinions et peut biaiser les résultats de nos élections et nos décisions de justice :

Lisez ce titre et estimez Ă  combien de temps de retrait de permis cette personne a eu selon vous ?

10 ans ? 5 ans ? 3 ans ? Non, 15 mois de retrait de permis.

Un des drames les plus marquants que j’ai pu lire, l’auteur a eu seulement 5 ans d’interdiction de permis, comme l’accident a eu lieu en 2017, cette personne peut de nouveau conduire en 2022. Rassurant.

Les faits sont terribles, effrayants. Dans la nuit du 21 au 22 octobre 2017, vers 1 h du matin, un cycliste de 16 ans a perdu la vie, percuté par une voiture sur la RD 44 entre Corre et Vougécourt , sous les yeux de son meilleur ami, qui le suivait également à vélo. Ils rentraient de soirée. À bord du véhicule : Charles Jacquot, au volant, et sa compagne. Le couple sort d’un dîner au restaurant. Lui roule avec 1,12 g d’alcool dans le sang. Lorsqu’il dépasse les deux garçons, sans éclairage ni gilets fluo, il voit rouge, estimant que leur cas relève de l’inconscience. C’est là que tout bascule. Charles Jacquot va faire « deux mauvais choix » dira son avocat, Me Darey. D’abord, il entame une marche arrière pour revenir à leur hauteur et les sermonner. « Une manœuvre idiote, inutile, irresponsable », qualifie Me Florand, avocat des parents. La chaussée est mouillée. Il fait noir. La voiture finit sa course dans le talus, emportant le vélo avec elle et le jeune homme écrasé sous le poids du véhicule.

Dans le passé

Cela n’a pas toujours Ă©tĂ© comme cela. Il y a quelques dĂ©cennies les enfants pouvaient jouer dans les rues, ou se dĂ©placer Ă  vĂ©lo sans la surveillance extrĂŞme de leurs parents. On peut apprendre dans le documentaire “Comment l’Homme a mangĂ© la terre” l’existence de manifestations et les monuments sur les meurtres d’enfants par les automobilites qui n’ont plus lieu aujourd’hui.

Une bande dessinée où on compare le sacrifice d'enfants des Astecs, avec les morts d'enfants sur la route

En 1921, à Pittsburgh, une marche silencieuse réunie 5000 personnes en hommage aux 221 enfants morts cette année là

Une sorte d’aménisie général nous a frappé, et on est incapable de se souvenir de cela. A l’image de cette élue incapable de savoir que les Grecques qui ont fondé Marseille ne sont pas venus en voiture.

Conclusion

N’acceptons pas les techniques rhétoriques dans les articles de presse : voix passive, agentivité et proximité. Rappelons nous l’importance des conséquences de la presse dans nos vies, car c’est avec un article intitulé ”Stop aux meutres d’enfants” qu’un pays a déclenché sa vélorution dans les années 1970, et une interview de France 3 que Montpellier a lancé son mouvement vélo #JeSuisUnDesDeux.

Comment conlure sans aussi requestionner les relations de la presse avec l’industrie automobile qui a un des plus gros budgets publicitaires, notamment en lisant Julia CagĂ© et l’importance de l’indĂ©pendance des rĂ©dactions car “l’information est un bien public”.